Voici le discours des cadres Wê qui a été censuré
Lundi le 22 Octobre 2012
Alassane Ouattara
Voici le texte que les cadres et élus Wê pro-Gbagbo avaient préparé
pour lire au Palais au nom du peuple Wê, lors du rdv de ce lundi 22
octobre. Mais les cadres et "députés par défaut RHDP" des nouvelles
régions du Guémon et du Cavally, craignant peut-être de mettre leur
mentor en difficulté, s'y sont opposés jusqu'au bout. Conséquence: les
élus et cadres Wê pro-Gbagbo ont décidé de ne pas prendre part à la
mascarade du lundi 22 octobre devant Ouattara. Ils ont animé une
conférence de presse pour le dire ce dimanche 21 octobre, avant que la
rencontre n'ait lieu.
Excellence Monsieur le Président de la République,
Nous avons l’honneur de prendre la parole au nom du peuple Wê des
régions du Cavally et du Guémon pour vous résumer nos préoccupations.
Monsieur le Président,
Au mois d’avril dernier, vous avez visité l’Ouest de notre pays dont
les deux régions du Cavally et du Guémon. Vous avez posé quelques actes
dans le sens de la restauration de cette région meurtrie par plus de dix
années de souffrance. Cinq mois seulement après, vous nous appelez,
nous peuple Wê, pour vous enquérir de l’impact de votre visite. C’est la
preuve que vous souhaitez vivement la paix dans cette région et
naturellement, la paix, dans tout notre pays. Nous ressentons ce geste,
vous vous en doutez, comme celui d’un père qui appelle un de ses fils
pleurant, pour l’écouter, afin de traiter la cause des pleurs, pour la
tranquillité, et de l’enfant, et de toute la famille.
Mille fois merci, Monsieur le Président.
Notre constat de la situation des deux régions.
Monsieur le Président,
Le peuple Wê du Cavally et du Guémon a le sentiment qu’il fait l’objet
d’un programme génocidaire et d’extermination systématique. Le peuple Wê
a la conviction que ce programme vise son extinction, en termes d’êtres
humains et en termes d’entités sociologiques et culturelles de notre
pays. Ce programme vise sa disparition du grand groupe Krou,
c’est-à-dire, de la liste de la soixantaine d’ethnies qui compose notre
population nationale. Et pour cause, Monsieur le Président, depuis le 19
septembre 2002, les deux régions du Cavally et du Guémon enregistrent
:plus de 30.000 Wê ciblés et tués, par les forces en croisade contre
l’ancien régime. Tout le monde se rappelle les 1308 personnes massacrées
à Duékoué-Carrefour le 29 mars 2011; tout le monde se rappelle les 230
tués le 20 juillet 2012 lors du saccage et de l’incendie du camp de
déplacés de Nahibly ; tout le monde se rappelle les massacres de Petit
Duékoué et de Djitrozon qui ont fait 141 morts.
Tous ces
chiffres relèvent des sommations faites par le Comité de sauvegarde du
patrimoine foncier Wê à partir du comptage et du dénombrement des
populations elles-mêmes, famille après famille, village après village,
quartier après quartier.
Les deux régions enregistrent 15
villages complètement détruits dans le département de Toulepleu, 3 dans
le département de Bloléquin, 2 dans la Sous-préfecture de Taï, le
quartier Guéré et le quartier Toguéi dans la ville de Duékoué et 8
villages dans le département de Duékoué; dans les pays voisins,
notamment au Libéria, les deux régions enregistrent plus de 200.000
réfugiés sur une population totale de 750.000 âmes, soit environ 27%,
ceci au pic de la crise post électorale, c’est-à-dire de mars à juin
2011; ces populations ont fui les massacres des forces à l’assaut de
l’ancien régime ;les deux régions enregistrent des biens en quantité
incommensurable détruits ou pillés, des plantations détruites ou
occupées par des hommes en armes; des valeurs culturelles, dont les
mythiques « gla » (appelé communément masques) et « koui » et autres
symboles profanés, des familles dispersées au vent, des milliers de
handicapés à vie; les deux régions enregistrent de nombreux chefs de
villages et de quartiers, de nombreux élus locaux, dont le Maire de
Bloléquin, destitués arbitrairement et remplacés manu militari par des
non élus.
Monsieur le Président de la République,
Les
régions du Cavally et du Guémon sont devenues une charogne à la merci de
toutes les populations de la sous région, notamment des populations
burkinabés. Amadé Ouérémi et ses centaines d’hommes armés, dans le parc
national du Mont Péko, Issiaka Tiendrébéogo dans la région de Taï,
Ouédraogo Jean Pierre entre les Sous-préfectures de Diboké et Tinhou, le
« Rougeot » dans la forêt classée de Goin Débé, Sana Salifou dans la
forêt classée de Scio, Issa Ouédraogo entre les départements de
Bloléquin et de Toulepleu, Kouanda Lassane dans la zone de Zagné; tous
ces seigneurs de guerre, par des dizaines et des dizaines de véhicules
et de cars venant du Burkina-Faso, organisent le repeuplement des
régions du Cavally et du Guémon, abandonnées par les populations
autochtones fuyant les exactions et les tueries, et cela, avec la
complicité et la protection des Frci et des Dozos. Amadé Ouérémi et ses
lieutenants ont dit en août 2011, à un journaliste de Fraternité Matin
qui a séjourné à l’Ouest dans le cadre d’un reportage sur les massacres
de populations civiles à Duékoué et je cite : « Nous avons combattu aux
côtés des forces nouvelles. En récompense, on nous demande de travailler
dans les forêts classées jusqu’à ce que le gouvernement nous récompense
». (cf. le Nouveau Courrier no 458 du lundi 05 mars 2012)
Le
recensement de 1998, Monsieur le Président, avait estimé les populations
étrangères à environ à 37% dans les deux régions du Cavally et du
Guémon contre 26% pour la moyenne nationale. Les exactions quasi
quotidiennes des groupes armés entretiennent une atmosphère de terreur
qui dissuade les populations autochtones déplacées et réfugiées de
retourner dans leurs localités, leurs campements et leurs plantations.
Aujourd’hui les observateurs du mouvement de repeuplement des deux
régions estiment la population étrangère à près de 75%. Le village de
Zilébli dans le département de Bloléquin, où il ne reste que 5 rescapés
Wê pour 300 nouveaux habitants burkinabé, est symptomatique
Monsieur le Président,
Le peuple Wê des régions du Cavally et du Guémon, ne comprend pas que
son Etat, dont le premier rôle régalien est la sécurisation de ses
populations, laisse des populations étrangères d’une barbarie aussi
inqualifiable envahir et occuper tranquillement, une partie de ses
régions
Nos propositions
Monsieur le Président de la République,
Pour la paix, dans le cadre d’une zone qui pourrait être déclarée «
zone sinistrée », gérée par une Autorité ou un Commissariat, le peuple
Wê souhaite
Dans le domaine de la sécurité
- la
sécurisation totale des régions du Cavally et du Guémon en désarmant
toutes les personnes qui ne sont pas en droit de porter les armes, en
ramenant les Dozos dans leurs sphères géographiques et culturelles, en
ramenant les Frci dans les casernes militaires
- le respect rigoureux des droits humains,
- la création des brigades de gendarmerie dans tous les chefs-lieux de
Sous-préfectures, des pelotons et Compagnies dans les chefs-lieux de
Département et d’Escadrons dans les chefs-lieux de régions,
-
la création de Commissariats de Police dans les chefs-lieux de
Départements, de préfectures de police et de compagnies républicaines de
sécurité dans les chefs-lieux de région ;
Dans le domaine du foncier
- l’application effective à tous de la loi sur le foncier rural, du code forestier, et de la loi sur les parcs et réserves,
- l’expulsion des occupants illicites de toutes les aires protégées,
notamment les forêts classées, les parcs et réserves nationaux,
- la restitution des terres villageoises illégalement occupées aux vraies propriétaires
- le désarmement de tous ceux qui, sans qualité ni autorisation,
détiennent des armes à feu dans les forêts appartenant à l’Etat ou aux
communautés villageoises ;
Dans le domaine de la justice
- la création d’une commission d’enquête pour les évènements de 2002 à ce jour,
- l’indemnisation des parents des personnes ayant subi des dommages corporels,
- la prise en charge psychologique des populations traumatisées ;
Dans le domaine de la reconstruction
- un plan d’urgence de reconstruction des infrastructures (réseaux
d’électricité et d’eau, routes, ponts), des villages, des campements et
des quartiers détruits,
- la réhabilitation et reconstruction des habitations détruites
Dans le domaine de la réconciliation
- La remise en place les chefs de villages et structures villageoise destitués et rétablir leur autorité
- la libération de tous les détenus et l’arrêt des arrestations
intempestives et des exactions à la suite de dénonciations calomnieuses
dans les campements, villages et quartiers,
- le retour de tous les déplacés et de tous les exilés
- le retour des cadres exilés et régulariser leur situation administrative et financière,
- ne pas assimiler systématiquement les jeunes Wê à des miliciens,
- régulariser la situation administrative et financière des
travailleurs injustement licenciés, des élus, notamment des Députés de
la troisième législature, des cadres militaires, des fonctionnaires et
agents de l’Etat,
- prévoir au niveau des deux régions des
structures de réinsertion et des emplois et des activités génératrices
de revenus aussi bien pour les jeunes que pour les femmes,
- élargir les prisonniers Wê dont la détention est liée aux évènements de la crise post électorale
Monsieur le Président de la République,
Le peuple Wê, comme tous les peuples de notre nation, souhaite être
protégé par l’Etat dont vous êtes le chef suprême. Aucun peuple de notre
nation ne veut disparaitre du fichier des soixante ethnies de notre
pays. Le peuple Wê ne veut pas voir ses régions sacrifiées aux intérêts
de groupes barbares et de mercenaires venus de l’étranger, encore moins
aux intérêts des multinationales.
Le peuple Wê ne veut pas non
plus de disparition par dilution dans ses propres régions dans une mer
de populations importées d’ailleurs.
Monsieur le Président, la
structure à créer, approfondira et cordonnera toutes les actions de
restauration et de développement de nos régions fortement sinistrées.
Pour conclure, Monsieur le Président de la République,
C’est vous qui êtes désormais le Président de la République. C’est vous
seul qui devez conduire les réparations et la reconstruction de toutes
les infrastructures, mais aussi et surtout de la superstructure de notre
pays. Le ressort de la synthèse culturelle est cassé, Monsieur le
Président. Tant qu’une partie de notre société est brimée par une autre ;
tant qu’un Agni ou un Dida ou un Lobi occupera, par la force d’une
kalachnikov, le domicile, le campement, la plantation d’un Koyaka ou
d’un Ebrié, nous ne retrouverons jamais la paix.
Monsieur le Président de la République,
La pollinisation croisée et le télescopage des ethnies pour reprendre
les termes de Aimée Césaire, nous voulons dire le brassage de nos
soixante ethnies, de leurs cultures, de leurs philosophies, de leurs
croyances, qui constituent le métabolisme de maturation de notre nation,
initiées par le père fondateur, le président Félix Houphouët Boigny et
encouragées par tous vos prédécesseurs, doit reprendre sa dynamique.
Nous devons reprendre, impérativement, sous votre impulsion, notre route
vers la synthèse culturelle, le modus vivendi qui fondait la paix, la
cohésion sociale et le bon vivre dans notre pays.
Monsieur le Président de la République, nous vous remercions.