« Un territoire hors de contrôle. Guerre pour le cacao dans l’ouest ivoirien », selon Le Monde diplomatique. La terreur des FRCI et la colonisation de l’ouest par des envahisseurs burkinabés dénoncées.
CIVOX. NET | Vendredi 31 Août 2012
A Abidjan, les exactions contre les partisans de l’ancien président Laurent Gbagbo se sont multipliées cet été. Si M. Alassane Ouattara a finalement pris le pouvoir, en mars 2011, après une crise postélectorale meurtrière, la réconciliation est encore loin. Dans l’ouest du pays, l’Etat ne contrôle plus rien ; des mafias ont mis la main sur l’économie du cacao.
UN VÉHICULE calciné et criblé de balles : c’est tout ce qu’il reste de l’attaque qui, le 8 juin 2012, a coûté la vie à sept casques bleus près de Taï, petite bourgade de l’ouest de la Côte d’Ivoire. Dans cette région, depuis plus d’un an, les villages font l’objet de mystérieux raids meurtriers. Yamoussoukro (1) a accusé des «mercenaires libériens».
Partisans de l’ex-président Laurent Gbagbo et opposés à son successeur
Alassane Ouattara, ces hommes traverseraient le fleuve Cavally, qui marque la frontière avec le Liberia,
pour venir semer la terreur en Côte d’Ivoire. Mais, sur le terrain, la
situation ne paraît pas aussi claire : depuis la crise qui a suivi
l’élection présidentielle de 2010 (2), dans l’ouest du pays se joue un
inquiétant imbroglio politique et militaire, avec pour seul enjeu le contrôle des ressources naturelles.
Ce sont en effet ses sols,
extrêmement fertiles, qui font la richesse de cette région verdoyante.
On y cultive le cacao, dont la Côte d’Ivoire est le premier exportateur
mondial. S’y étendent également les dernières aires forestières
nationales, dont les forêts de Goin-Débé (133 000 hectares) et de Cavally (62 000 hectares), réservées à la production de bois d’oeuvre (3). Depuis toujours, ces atouts ont attiré des planteurs d’un peu partout, y compris d’Etats voisins. Ce mouvement avait été encouragé par le président Félix Houphouët-Boigny (au pouvoir de 1960 à 1993), qui avait décrété que « la terre appartient à celui qui la met en valeur ». Si la région est aujourd’hui l’un des principaux centres de production de cacao,
on y plante aussi des hévéas, qui hissent le pays au rang de premier
producteur africain de caoutchouc. «Cinq hectares d’hévéas rapportent de
7 à 8 millions de francs CFA [environ 12000 euros] par mois », calcule un sous-préfet.
Une petite fortune.
Les problèmes ont commencé au milieu des années 1980, lorsque les cours mondiaux du cacao et du café ont chuté. La concurrence entre planteurs s’accroissant, des conflits fonciers ont alors éclaté entre les autochtones, devenus minoritaires, et les étrangers. La politique de l’« ivoirité » promue par le président Henri Konan Bédié (1993-1999) a encore envenimé les relations en poussant les nationaux à revendiquer les terres cédées aux nouveaux arrivants. Une loi de 1998 a explicitement exclu les non-Ivoiriens de la propriété foncière.
Des hommes armés s’emparent d’un parc national
La tentative de coup d’Etat perpétrée le 19 septembre 2002 contre le président Gbagbo par des militaires du nord du pays partisans de
M. Ouattara a achevé de mettre le feu aux poudres. La guerre civile
qu’elle a déclenchée a touché tout particulièrement l’Ouest et la ville
de Duékoué. Située à une centaine de kilomètres au nord de Taï, Duékoué
se trouve au croisement stratégique des routes menant au Liberia, en Guinée et à San Pedro, port d’exportation du cacao. Les rebelles, baptisés Forces nouvelles, y ont fait venir d’anciens combattants des guerres civiles libérienne (1989-1997) et sierra-léonaise (1991-2002), dont Sam Bockarie, responsable
d’atrocités en Sierra Leone. En retour, Yamoussoukro a aussi mobilisé
des Libériens et armé des civils, pour la plupart autochtones. Chaque
camp a semé la terreur, contribuant à exacerber les antagonismes
communautaires.
A l’issue du conflit, le pays s’est
trouvé de facto divisé en deux et Duékoué placée sur la ligne séparant
le Sud, administré par la capitale, et le Nord, géré par les Forces
nouvelles. La région du Moyen-Cavally (devenue depuis deux entités
différentes, le Cavally et le Guémon), dont dépendaient Taï et Duékoué,
est restée dans le camp gouvernemental. Mais les armes ont continué à
circuler pendant toutes les années 2000, et des milices et groupes
d’autodéfense plus ou moins soutenus par le camp Gbagbo se sont
maintenus face aux rebelles, si bien que les tensions sont demeurées
fortes, la présence de l’Etat étant en outre très limitée. Après la
signature de l’accord de paix (4), le 26 janvier 2003, d’ex-combattants
rebelles profitent de l’accalmie pour s’emparer de portions de
territoire: M. Amadé Ouérémi, un Burkinabé ayant grandi en Côte
d’Ivoire, s’installe ainsi avec plusieurs dizaines – voire plusieurs
centaines – d’hommes armés dans le parc national du Mont Péko, à trente
cinq kilomètres au nord de Duékoué. Ils y cultivent notamment du cacao.
Impossible de les déloger : en 2010, ils chassent même des agents de
l’Office ivoirien des parcs et réserves et incendient leur véhicule. Un
autre phénomène déstabilisateur apparaît en 2007 : l’arrivée, par cars
entiers, de Burkinabés. En toute illégalité, beaucoup s’établissent dans
la forêt de Goin-Débé, où ils développent des plantations de cacao.
Dans le même temps, de nombreux déplacés de la guerre ne parviennent pas
à récupérer leurs champs.
Quand la crise postélectorale
opposant MM. Ouattara et Gbagbo se transforme en conflit armé, en mars
2011, Duékoué souffre comme jamais. Lors de la prise de la ville par
l’armée créée par M. Ouattara, les Forces républicaines de Côte d’Ivoire
(FRCI, composées principalement des ex-Forces nouvelles), des centaines
de personnes – la Croix-Rouge a compté huit cent soixante-sept corps –,
essentiellement de jeunes hommes, ont été assassinées. Selon une
commission d’enquête internationale et des associations, ce sont des
soldats des FRCI qui ont commis ces crimes, ainsi que des Dozos, une
confrérie de chasseurs traditionnels traditionnels du nord du pays, et
des partisans de M. Ouérémi. Malgré les promesses de justice du
président Ouattara, qui prend finalement le pouvoir le 11 avril 2011,
cette tuerie n’a donné lieu à aucune enquête.
Depuis, la
situation s’est encore compliquée, avec l’entrée en scène de nouveaux
acteurs. D’abord, des hommes armés attaquent, à partir de juillet 2011,
une petite dizaine de villages. C’est à leur propos que les autorités
parlent de «mercenaires libériens » payés par des opposants à M.
Ouattara en exil au Ghana. Des sources onusiennes évoquent plutôt des
autochtones réfugiés au Liberia et cherchant à défendre les terres
qu’ils ont perdues. Ensuite viennent les Dozos : arrivés dans la région
pendant la crise, ils n’en sont jamais repartis. De plus en plus
nombreux, ils circulent à moto, en habits traditionnels, agrippés à leur
fusil «calibre 12». Beaucoup viennent du Burkina Faso et du Mali.
Certains sont devenus agriculteurs. L’inverse est aussi possible : il y a
un an, un planteur burkinabé installé près de Taï depuis une trentaine
d’années a rassemblé un groupe de Dozos pour « assurer la sécurité des
populations », dit-il. En réalité, beaucoup de Dozos, devenus miliciens,
terrorisent la population et la rackettent. Les villages ont perdu tous
leurs habitants autochtones.
Les villages ont perdu tous leurs habitants Autochtones
A
cela s’ajoute l’immigration burkinabé, d’une ampleur sans précédent.
Huit cars transportant chacun environ deux cents personnes arrivent
désormais chaque semaine à Zagné, à cinquante kilomètres au nord de Taï.
Une partie de ces voyageurs s’entassent aussitôt dans des camions de
chantier qui prennent la direction du sud-ouest.
Leur
installation se trouve facilitée par l’absence d’une grande partie de la
population autochtone – au moins soixante-dix mille personnes –
réfugiée au Liberia. Les treize villages implantés au sud de Taï ont
ainsi perdu tous leurs habitants autochtones. sauf un : fin juin, à
Tiélé-Oula, il restait neuf Oubis sur les quelque deux cents qui y
vivaient avant 2011, pour trois mille Burkinabés. Si certains Burkinabés
investissent les champs des absents, beaucoup gagnent les forêts de
Goin-ébé et de Cavally, désormais totalement ravagées.
Dormant
sous tente, ils y plantent des cacaoyers, des hévéas, mais aussi du
cannabis. A Yamoussoukro et à Abidjan, la situation est connue : fin
mai, le gouvernement a ordonné l’évacuation des forêts avant le 30 juin.
Sans résultat. «L’Etat doit contrôler les frontières, assène le maire
adjoint de Taï, M. Téré Tehe. Et il ne faut pas attendre que ces gens
aient fini de planter pour les chasser.»
Problème : les
nouveaux occupants sont armés. Observant un jeune paysan burkinabé
partir aux champs un fusil en bandoulière, le chef autochtone du village
de Tiélé-Oula, M. Jean Gnonsoa, ne cache pas son désarroi : « Ici, les
étrangers peuvent avoir des armes, mais pas les autochtones » – sous
peine de représailles. «Comment régler sereinement un litige foncier
face à quelqu’un qui est armé ? », s’interroge M. Tehe. «Les Burkinabés
nous disent que le président qui est venu [M. Ouattara, qui a des
origines burkinabés est leur homme, et qu’ils ont donc le droit de tout
faire », déplorent des villageois. De fait, certains s’emparent de
plantations déjà occupées.
«Aujourd’hui, 80% de ceux qui
sont installés dans les forêts de Goin-Débé et de Cavally sont armés de
kalachnikovs et de fusils calibre 12 », rapporte un administrateur
local. Il évoque une organisation mafieuse à l’origine de cette
colonisation : « Il y a ceux qui les convoient, ceux qui établissent
dans les forêts les points de contrôle auxquels chacun doit payer 25 000
francs CFA pour avoir accès à une parcelle de terre, etc. » M. Ouérémi
est régulièrement cité comme l’un des responsables présumés de ce trafic
de terres et de personnes, en lien avec des officiers des FRCI.
Dans
le pays, les FRCI, justement, sont les seules forces régulières à
disposer d’armes depuis que, soupçonnées d’être favorables à M. Gbagbo,
police et gendarmerie en sont privées. Jouissant d’une impunité quasi
totale, elles font la loi. A Duékoué, elles entretiennent un climat de
terreur et sont, d’après plusieurs témoins, impliquées dans des
exécutions extrajudiciaires. Des observateurs les accusent aussi d’être
derrière certaines des attaques attribuées aux «mercenaires libériens
».Beaucoup soupçonnent leurs membres d’être originaires d’une seule
région, le Nord, mais aussi d’être de nationalité burkinabé.
Impôts illégaux et racket des paysans
Une
chose est certaine : les FRCI se sont arrogé le droit de percevoir les
taxes qui devraient normalement revenir à l’Etat. Selon un rapport de
l’ONU, elles prélèvent aussi «de 4 à 60 dollars, voire beaucoup plus »,
sur les déplacements de personnes et de véhicules (5). Et elles
rackettent les paysans : dans un village près de Taï, une femme se
plaint de devoir leur payer 20 000 francs CFA (30 euros) par mois pour
accéder à sa plantation.
Après la mort des casques bleus,
plusieurs centaines d’éléments FRCI ont été déployés autour de Taï pour
une opération de « sécurisation » dirigée par le commandant Losséni
Fofana, alias « Loss ».
Ancien chef de guerre des Forces
nouvelles, ce dernier commandait déjà les troupes qui ont attaqué
Duékoué en 2011. Ses soldats auraient joué un rôle important dans le
massacre des Guérés (6). Pour l’actuelle opération de « sécurisation »,
il a fait installer de nombreux points de contrôle. Les mauvaises
langues assurent qu’ainsi pas un seul sac de cacao n’échappera au racket
des FRCI. Et peut-être aussi à la contrebande vers le Ghana (7).
Début
juillet, le gouvernement a annoncé le lancement d’un recensement
national des ex combattants – le deuxième en un an –, promettant le
désarmement tant attendu. Cela ne suffit pas à rassurer les habitants du
Far West ivoirien, dont beaucoup voudraient aussi que la justice
fonctionne : malgré les promesses du président Ouattara, la tuerie de
mars 2011 n’a donné lieu à aucune poursuite judiciaire. Pis, elle a
vraisemblablement été le moteur d’un nouveau drame, le 20 juillet : des
centaines d’individus, parmi lesquels des Dozos et des FRCI, ont attaqué
et détruit un camp de déplacés du Haut-Commissariat des Nations unies
pour les réfugiés (HCR), près de Duékoué. En toute impunité. Des sources
humanitaires parlent de cent trente-sept cadavres retrouvés dans les
jours qui ont suivi ; des Dozos ont également cherché à faire
disparaître de nombreux corps. Plusieurs indices laissent penser que
cette attaque avait été planifiée de longue date. Sous couvert
d’anonymat, un spécialiste de la région nous confie : «Le camp était
gênant, car des témoins du massacre de mars 2011 s’y trouvaient.
Aujourd’hui, ils sont morts ou dispersés. C’est ce que voulaient ceux
qui ont organisé l’opération. »
P A R N O T R E E N V O Y É E S P É C I A L E
F A N N Y P I G E A U D *
(1) Yamoussoukro est la capitale politique de la Côte d’Ivoire ;
Abidjan, sa capitale économique.
(2) Lire Vladimir Cagnolari, «Côte d’Ivoire, les héritiers maudits
de Félix Houphouët-Boigny», Le Monde diplomatique, janvier 2011.
(3) Bois destiné à être travaillé.
(4) L’accord de Marcoussis (près de Paris) prévoyait le maintien
au pouvoir du président Gbagbo et un gouvernement ouvert à toutes
les parties.
(5) Rapport S/2012/196 du Groupe des experts sur la Côte d’Ivoire
de l’ONU, avril 2012.
(6) Rapport de Human Rights Watch, « “Ils les ont tués comme
si de rien n’était” », octobre 2011.
(7) Rapport S/2012/196, op. cit.
Source: Le Monde diplomatique de septembre 2012
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